C’est une nuit idéale pour s’en aller dans l’espace, avec un ciel dégagé et un vent nul.

Le fermier dit une dernière fois au revoir à ses vaches. Il les reverra de toute façon dans la dimension parallèle où sa fille est encore en vie ; peut-être sous la forme d’oies, de moutons ou d’arbustes. Dans les dimensions parallèles, la règle veut qu’une entité vivante soit remplacée par une autre équivalente en qualité. Les vaches sont heureuses parce qu’elles sont innocentes, pense le fermier.

Il retourne dans l’autre hangar, où Rivage et Pluton l’attendent.

C’est marrant, dit Rivage, vue d’ici, la fusée ressemble vraiment à Apollo 11.

Oui, dit le fermier. J’ai trouvé les plans en PDF sur un forum de fans de fusées. Selon eux, c’est le plus solide de tous les modèles Apollo. Il tape sur le fuselage en métal pour prouver que la fusée est solide ; le bruit est assez convaincant.

Rivage se souvient qu’une fusée Apollo a explosé pendant son décollage. Si c’est la 11, ça va leur porter malheur. C’est dans les instants les plus critiques qu’il faut faire attention aux détails. Même les chiffres portent en eux une signification qui les précède et qui influence les choses qu’ils quantifient.

Si Apollo 13 s’était nommée Apollo 54, l’explosion de son réservoir d’oxygène entre la Terre et la Lune n’aurait jamais eu lieu.

Le fermier dit : j’ai appelé ma fusée Apollo 444. C’est le meilleur nombre que j’aie trouvé pour me démarquer du poids de l’histoire de la conquête spatiale. Je veux vraiment vivre mon aventure en solo, dit-il.

444 est un nombre angélique qui envoie des énergies positives. Il donne le courage de vivre son existence avec optimisme, passion et enthousiasme. Le fermier l’a bien choisi. Normalement il n’a rien à craindre, les énergies universelles œuvrent pour son plus grand bien.

Rivage, le fermier et Pluton regardent la fusée le long de la rampe de lancement comme s’ils s’attendaient à ce que quelque chose se passe.

Bon, dit le fermier, c’est le moment je crois.

Tous les trois portent une petite valise avec leurs affaires personnelles. Pluton aussi a une valise, même si dedans il n’y a qu’une seule photo de lui avec Rivage et le fermier. Rivage dit : comme ça, tu auras un souvenir de nous.

Le fermier s’installe dans la cabine de pilotage. Rivage et Pluton sont harnachés dans une plus petite salle prévue pour supporter le passage à travers les différentes couches de l’atmosphère terrestre. Ils portent des combinaisons blanches hermétiques et des casques adaptés.

Le fermier allume les moteurs qui font des flammes gigantesques dans les réacteurs ; sa maison et tous les hangars sont aussitôt pulvérisés par la force du souffle. Les vaches s’envolent très loin en meuglant et s’écrasent quelques secondes plus tard sur le toit du supermarché, sur le parking vide et dans les champs.

Le bruit est surpuissant.

La terre tremble comme pendant un petit séisme, la fusée s’élève et la rampe de lancement désengage une par une les accroches de sécurité.

La fusée décolle et monte en ligne droite à plus de 1 000 km/h vers le système solaire et ses objets célestes. 5 minutes après le décollage, elle a déjà largement dépassé l’exosphère.

Par un hublot, Rivage observe les nuages et les formes tout en bas. Les champs transformés en rectangles de couleur ; les villes en points de lumière. Il éprouve une nostalgie profonde à force d’avoir l’impression de disparaître. Il pense : c’est parce qu’on voit les choses de très près qu’elles prennent de l’importance.

Il ne sait pas ce qui l’attend désormais.

C’est une nouvelle vie qui commence.