69. Ce matin, Copperfield avait listé
Ce matin, Copperfield avait listé quatre choses obligatoires à faire dans sa journée. Les deux premières étaient enquêter sur le supermarché et interroger les parents de Marle. La troisième est retourner interroger les parents de Ken.
Deux rues de lotissement séparent la maison des parents de Marle de celle des parents de Ken. Quand Copperfield a vu la distance sur son GPS, il a hésité à faire le trajet à pied. Et puis finalement il a eu la flemme.
Il sort de sa voiture et remarque que les rideaux sont tirés devant les fenêtres. Le jardin n’est plus entretenu et la pelouse a poussé plus haut que dans les jardins des autres pavillons.
La mère de Ken lui ouvre après qu’il a sonné pour la troisième fois.
Elle retourne s’asseoir dans un fauteuil jaune sale ; devant elle, sur la table basse, il y a plusieurs bouteilles de whisky vides. D’autres bouteilles d’alcool sont encore pleines à côté, mais bientôt elles seront vides. À la fin de la journée, tout sera vide.
L’intérieur de la maison ne correspond pas au souvenir que Copperfield en avait. Il se souvient de l’odeur des frites que leur avait cuisinées le père de Ken. Il se souvient d’une chanson de Sade et de la lumière tamisée.
La mère de Ken dit : vous avez changé depuis la dernière fois.
Comment ça ? demande Copperfield.
Elle dit : je ne sais pas, vous avez changé, c’est tout. Elle se sert un mojito avec une énorme dose de rhum et une toute petite dose de chaque autre ingrédient.
Copperfield essaie de jeter un œil dans les pièces dont les portes sont entrouvertes. Il demande : votre mari n’est pas là ? Les appareils électroménagers dans la cuisine sont tous en veille et certains voyants clignotent.
La mère de Ken ne répond pas à sa question et demande : pourquoi vous n’êtes pas venus plus tôt ?
Copperfield dit : on a eu beaucoup d’autres pistes à explorer.
Forcément, dit-elle.
Le père de Ken a disparu depuis quatre jours. Il a dit à sa femme qu’il allait se rendre à la police, et ensuite il n’est jamais revenu.
Copperfield demande : pourquoi vous ne nous avez pas prévenus ?
La mère de Ken dit : j’avais peur.
Dehors, une voiture klaxonne. La mère de Ken se lève, ferme le verrou de la porte et regarde par la fenêtre ; elle se cache un peu derrière les rideaux. Elle dit : ils savent que je suis en train de vous parler.
D’un coup, la même tension que celle qu’il a ressentie au plan d’eau écrase Copperfield. La lumière dans le salon devient rouge à cause du soleil qui décline. La mère de Ken regarde toujours par la fenêtre et dit : ils savent que vous êtes là.
Copperfield se lève et regarde dans la rue par une autre fenêtre. Deux hommes qu’il n’a jamais vus tournent autour de sa voiture et inspectent l’intérieur. Leurs visages expriment aussi peu d’émotion que des masques lisses. Copperfield s’apprête à sortir son 9 mm de son étui, quand il voit les deux hommes remonter dans leur voiture et quitter le lotissement.
La mère de Ken dit : c’est eux qui ont fait disparaître mon mari.
Elle passe par la cuisine pour sortir un plat qui a brûlé au four, puis elle se rassoit dans le fauteuil du salon. Elle est très agitée et ses genoux tremblent. Elle dit tout bas des choses que Copperfield ne comprend pas. Il ouvre une pochette qu’il a préparée depuis longtemps au commissariat.
Dès qu’ils ont compris que le frère jumeau de Ken n’existait pas, Copperfield a émis l’hypothèse que son père puisse être celui à qui appartenaient les traces ADN retrouvées sur la roche. Il a voulu en parler à Rivage, mais comme lui préférait suivre d’autres pistes, il n’a jamais trouvé l’occasion de le faire.
Il montre à la mère de Ken des photos de la roche avec laquelle on a frappé son fils. Il dit : dans le champ où on a retrouvé Ken, on a aussi retrouvé cette roche. Elle contient des traces ADN proches à 99 % des siennes. Je pense que cet ADN est celui de votre mari, dit-il.
La mère de Ken ne réagit pas aux informations données.
Copperfield dit : je pense que votre mari était dans le champ cette nuit-là.
Il demande : c’est pour ça qu’il voulait se rendre ? Qu’est-ce que vous cachez ?
La mère de Ken comprend qu’il est temps de parler.
Sept jours plus tôt, sur la route 71.
La nuit tombe. Le père de Ken amène son fils en voiture dans un endroit parfait pour faire du street golf. Le street golf est une pratique du golf alternative, sans parcours prédéterminé et avec des balles semi-rigides fluorescentes.
Comme au golf traditionnel, le but est de mettre une balle dans un trou, qui est creusé par les joueurs dans des supports variés comme une souche morte, de la boue, de la mousse ou la gueule ouverte d’un animal mort.
Tous les coups sont permis. C’est ce qui fait du street golf un exutoire idéal, comme le saut à l’élastique ou le VTT de descente. Les compétitions de street golf ne sont pas encore sponsorisées par Red Bull parce que c’est un sport trop violent pour le grand public.
Une balle envoyée à pleine vitesse peut atteindre les 340 km/h et transpercer n’importe quel crâne.
L’endroit parfait que le père de Ken veut montrer à son fils comprend le champ dans lequel son cadavre sera découvert quelques heures plus tard.
Le même champ a deux facettes.
Ils ne sont pas ici juste pour faire du street golf. En fait, le père de Ken accompagne son fils à un rendez-vous. Cette partie est la dernière qu’ils joueront ensemble.
Il lui demande : tu es prêt ?
Il ne fait pas référence à sa première balle, mais à son sacrifice.
Encore un mois plus tôt, le père de Ken lui parle d’un groupe de personnes qui est arrivé à Myriad Pro pour s’emparer d’un artefact. Cet artefact s’assemble avec un autre pour réveiller une force presque divine. Le premier artefact a déjà été récupéré par le même groupe trois ans plus tôt, dans la ville de Sligo. Le moment est venu pour eux de récupérer celui de Myriad Pro.
Son père lui dit : la force cumulée de ces deux artefacts pourrait amener la paix sur Terre.
Il lui explique que les passages pour atteindre l’artefact caché à Myriad Pro ne s’ouvrent que sous certaines conditions. Parmi tous les passages, il lui montre celui de la carrière.
Cette fois-là, Ken sent l’aura de l’artefact qui jaillit sous ses pieds.
Son père lui dit : pour ouvrir un passage, il suffit de prononcer la bonne phrase.
Mais ce n’est pas tout.
L’artefact est protégé par un gardien que les membres du groupe nomment Asim. Et ce gardien ne donnera l’artefact qu’en échange d’un trésor équivalent.
C’est l’étape la plus importante, celle qui concerne Ken.
Son père lui dit : pour un échange équitable, Asim demande plusieurs adolescents de ton âge, choisis par hasard parmi tous ceux qui vivent à Myriad Pro. La plupart des parents ne veulent pas en parler à leurs enfants, mais moi je voulais te le dire.
Pour que tu puisses t’y préparer, dit-il, et accepter ton sort, si jamais tu étais choisi.
L’émotion qui traverse Ken quand il apprend cette nouvelle est impossible à transcrire. Les nuits qui suivent, il ne
dort plus. Il voit les yeux noirs du gardien Asim qui le scrutent. Il fugue dans des états seconds. Il se retrouve toujours à la carrière, où il se laisse envahir par cette aura maléfique immense, et se rendort en pleurant.
Le mois passe, jusqu’au dernier matin.
Ken reçoit un message ; un bout de papier glissé sous la porte de sa chambre.
BANJO BEGS FOR PLENTY OF EGGS
Il le range précieusement dans une porcelaine que lui a offerte sa mère. Il pense qu’un sacrifice caché le rend d’autant plus brave.
Le père de Ken regarde sa montre.
Ils vont bientôt arriver, dit-il, profitons de notre dernière partie. Ouais, dit Ken. Ils continuent de jouer jusqu’à ce que la nuit soit trop noire pour retrouver les balles.
Le père de Ken se retourne. Il entend trois voitures approcher. Il voit très bien les faisceaux de leurs phares dans cette partie de Myriad Pro sans aucune pollution visuelle. Ken se retourne vers les voitures après avoir vu son père se retourner.
Elles se garent. Huit hommes en sortent.
Ils restent là pour les observer.
Le père de Ken dit : le rituel va bientôt commencer. Ken regarde les hommes immobiles devant leurs voitures, puis son père. Je crois que j’ai un peu peur, dit-il. Il sent son ventre se contracter et vomit sur ses pieds. Pense à cette force unique dont tu vas faire partie, dit son père.
Il prend une roche par terre et commence à battre son fils.
Ken se défend par réflexe. Il blesse son père.
Ken est assommé par un autre coup et se retrouve dans la boue. Il cherche de l’aide. Les hommes à côté de la voiture se sont rapprochés. Ken a même l’impression que d’autres hommes sont arrivés par les sous-bois et les champs, et qu’ils les regardent se battre.
Ken ne peut pas s’enfuir.
Son père finit par lâcher la roche. Il ne tient plus sur ses jambes et se recroqueville à l’écart. Tout son corps est écrasé dans la terre par la paume d’une main immense qui vient du ciel. Il dit : je te demande pardon.
Deux hommes viennent le relever et l’aident à marcher jusqu’à sa voiture. Ils l’assoient au volant. Le père de Ken roule sans réfléchir. Il répète : je te demande pardon.
Ken ne peut pas lui répondre.
Les hommes achèvent son sacrifice et contentent Asim.
Quand tout est terminé, ils rangent et nettoient la scène.
Il n’y a que Ken qui reste là.
La mère de Ken ne raconte pas l’événement dans le détail à Copperfield. Elle ne parle pas de l’artefact, ni du gardien Asim, ni des passages. Il penserait qu’elle délire. Elle parle juste du groupe d’hommes et du rôle de son mari. Elle veut que Copperfield le retrouve.
Alors vous êtes complices ? demande Copperfield. La mère de Ken se met à rire. Elle dit : vous le faites exprès ? Vous n’avez pas encore compris que tout le monde à Myriad Pro est complice ?
La lumière rouge a continué de s’étirer dans la pièce et fait de drôles d’ombres sur les visages et derrière les meubles.
Qui sont ces gens ? demande Copperfield.
Je n’en sais rien, dit-elle, ils ne font que passer.
Il range ses papiers en vitesse et dit : si votre mari vous fait signe, prévenez-moi cette fois. Il pose sa carte de visite sur la table basse.
Avant qu’il ne quitte la maison, elle a le temps de dire : vous ne pouvez pas gagner contre eux.
Ce n’est pas grave, dit Copperfield, je ne cherche pas à gagner.