Devant le collège, les grilles sont fermées. Le soleil de fin de journée se reflète sur les fenêtres des trois étages du bâtiment principal. La cour est vide. Des feuilles de manuels roulées en boule bougent en fonction des courants d’air. Le bois des bancs s’effrite et les racines des arbres éclatent le bitume.

Deux collégiens qui s’appellent Lucca et Vaan sont en train de jouer au foot sur le terrain d’à côté. Ils jouent pour oublier quelque chose d’intime et de secret sur quoi ils ne mettent pas encore de mots. Le terrain est encerclé de champs de maïs ; celui qui envoie le ballon dedans doit aller le chercher.

Lucca dit : ce matin, j’ai reçu un mail trop bizarre. C’était écrit en anglais. Comme je suis super nul, je l’ai copié-collé dans Google Traduction. Ça voulait dire : maintenant tu peux aller crapahuter dans la neige.

Ça veut dire quoi crapahuter ? demande Vaan. Un truc genre marcher, mais dans la montagne, dit Lucca. Ah ouais OK, dit Vaan. Ben c’est un spam je pense.

J’ai peur que ce soit un virus, dit Lucca. Si quelqu’un découvre les photos d’Elena qu’on a prises à la fête de Pete, on est morts.

Putain mais je croyais que tu les avais supprimées, dit Vaan.

Vaan n’a pas envie d’aller en prison.

Lucca s’en veut de les avoir gardées.

Sa prochaine frappe est influencée par ses pensées négatives et il la dévisse totalement. Il envoie le ballon 8 mètres plus loin dans un des champs. Il va le chercher mais ne revient pas. Vaan le cherche mais ne le retrouve pas. Il rentre chez lui et prévient ses parents qui appellent la police. Elle découvre le corps de Lucca quatre heures plus tard à la lisière du champ, un poignard enfoncé dans la gorge.

Quand Rivage l’interroge, Vaan dit qu’il n’a rien vu.

Rivage, Copperfield et Pluton sont là, rassemblés dans cet espace incommode entre le maïs et la haie. Rivage est accroupi à côté du corps de Lucca. Pluton est assis et reste tranquille. Il bouge la queue à un rythme normal pour un chien de son espèce. À 750 mètres au-dessus d’eux, trois oiseaux volent en cercle dans le ciel.

Le maïs a été couché dans un rayon de 3 mètres autour du cadavre pour mieux se déplacer et l’examiner. La haie a été nettoyée à la va-vite. En dehors de ce rayon, le maïs est debout, et très haut. La hauteur parfaite pour y dessiner un labyrinthe, pense Copperfield.

Qu’est-ce que tu as comme infos ? demande Rivage.

Pas grand-chose, dit Copperfield. Il s’appelle Lucca et il aime le foot. Comme Ken, c’est un élève sans histoire. Rivage demande : les deux se connaissaient ? Ils ne sont pas dans le même collège, dit Copperfield, mais la mère de Lucca m’a dit qu’ils allaient parfois aux mêmes fêtes.

Le corps de Lucca a deux points communs avec celui de Ken : la trace rouge autour de son cou, et une couronne tatouée sur le corps. La sienne n’est pas à l’intérieur de la cuisse gauche, mais sur l’avant-bras droit.

Rivage ne comprend pas à quoi sert le poignard s’il était déjà étranglé avec un lacet.

Copperfield dit : c’est peut-être pour éviter ce qui est arrivé avec Peter Fire.

Ce meurtre confirme les mauvais pressentiments de Copperfield, et l’avance que le meurtrier a sur eux. Aucune de leurs pistes ne leur aurait permis de prévoir qu’il allait attaquer à ce moment-là, ni s’en prendre à cet adolescent en particulier.

Rivage dit : clairement, on se fait balader.

En dehors de l’âge, la couronne est la seule piste valable qui lie les deux victimes.

Copperfield n’a pas eu le temps d’expliquer à Rivage ses nouvelles théories à cause de sa partie de Mario Kart. Il sait qu’une course demande une concentration totale, et qu’il faut se donner à fond par respect pour ses adversaires. Mais en ce moment, ce n’est pas la priorité.

Des fois, Copperfield a l’impression que Rivage prend les choses à la légère.

Copperfield n’a jamais vu cette couronne nulle part ailleurs. Il ne peut la relier à rien. Il pense déjà aux 80 millions de résultats que lui renverra Google s’il tape couronne dans le moteur de recherche. Cette idée le met en colère.

Pour la première fois, Copperfield est envahi par une force négative ; le paysage perd toute sa substance et l’entraîne dans une chute vertigineuse ; son corps s’enfonce dans une torpeur qui se communique aux éléments et le coupe du sens logique des choses.

Son aura faiblit.

Le maïs, le ciel, l’eau, la boue, les visages, les insectes, tout disparaît.

Dans son carnet, il n’a aucune réponse à la seule question que posent ces crimes. Les démons sont partis vivre sur Mars dans une citadelle en or gardée par un roi fou. Là-bas, ils nous tournent le dos, pense Copperfield, et nous vivons dans leur ombre.

Il ouvre les yeux dans une nouvelle réalité où Myriad Pro est un cauchemar.

Pluton voit en premier l’aura de Copperfield devenir transparente. Il ressent une peine profonde qui n’a pas de nom. Il se colle contre lui pour le réchauffer.

Copperfield entend une voix qu’il croit avoir déjà entendue, mais sur laquelle il ne met aucun visage. C’est une voix amicale.

Pluton aboie.

Copperfield rouvre les yeux.

Il est assis contre la haie, le dos à moitié enfoncé dans les branches. Rivage demande : ça va ? Ton aura a disparu d’un coup. Ça va aller, dit Copperfield, j’ai juste eu une absence.

Copperfield voit Pluton allongé contre lui et le caresse entre ses deux oreilles pour le remercier de ne pas l’avoir abandonné.

Pluton projette alors depuis ses yeux une image mentale du passé dans des nuances de violet. Dedans, Rivage et Copperfield assistent au meurtre en train d’avoir lieu. Le maïs est de nouveau debout, le soleil moins bas à l’horizon.

Une silhouette uniforme arrive à pied depuis l’autre côté du champ. Elle n’a pas l’air gênée pour marcher. En même temps, Lucca arrive du côté du terrain de foot. Les deux trajectoires diagonales se rejoignent sur un point d’intersection qui est le ballon, pour former un angle obtus d’environ 160 degrés.

Sur ce point, la silhouette étouffe Lucca par-derrière avec un lacet et le dépose sur le sol. Après, elle sort la lame d’un poignard de l’étui accroché à sa ceinture et scarifie le motif de couronne sur l’avant-bras. Pour conclure, elle enfonce la lame du poignard en plein dans la gorge de Lucca.

La scène se fige sur ce tableau.

Tout est sous leurs yeux.

Rivage et Copperfield peuvent tourner autour comme dans un musée ou une reconstitution 3D. Rivage comprend que la silhouette remplace le meurtrier, car Pluton ne l’a jamais vu en vrai. Il dit : juste en voyant le cadavre, il a compris tout ce qui s’était passé. Rivage tente de toucher les corps, mais il passe au travers ; ils ont la même consistance que des hologrammes.

Si Pluton nous montre cette scène, dit Copperfield, c’est qu’il y a forcément un détail que l’on doit retenir. Il y a forcément un truc.

Tous les deux font de leur mieux pour réfléchir comme le chien, avec une rationalité immédiate. Plusieurs minutes passent sans qu’ils ne disent rien. C’est en allant au plus simple que Copperfield trouve enfin la solution.

Il sort son carnet de sa poche et dit : c’est bon, j’ai trouvé.

Rivage le regarde dessiner en format paysage. Il comprend au fur et à mesure que le dessin apparaît où Pluton voulait en venir.

À hauteur de chien dans le contre-jour, la silhouette du meurtrier penchée sur le cadavre de Lucca, les genoux un peu relevés vers le ciel, ainsi que le bas du soleil qui vient se poser au sommet d’une tige de maïs et en occulte l’épis, tous ces éléments mis sur un même plan composent comme une photo de carte postale.

En reproduisant simplement les contours, Copperfield fait des jambes arquées de Lucca deux légers dômes, du dos courbe du meurtrier une plaine pentue, et de la fusion du soleil et du maïs une sorte de drapeau ou de lampadaire.

Copperfield tend son carnet devant lui à bout de bras.

C’est là qu’on doit aller, dit-il.