Au collège de Myriad Pro, le lendemain matin.

Rivage et Copperfield n’ont pas dormi depuis la découverte du corps à cause de la flemme et de tous les papiers administratifs à remplir.

Rivage interroge une enseignante pendant que Copperfield regarde les trombinoscopes. C’est très difficile de reconnaître le visage d’un adolescent parmi trente autres à peu près similaires, surtout quand les photos sont minuscules.

Rivage demande : vous avez regardé le super western qu’il y avait à la télé avant-hier soir ? Oui, dit l’enseignante, j’ai regardé le début. Mais comme il finissait tard, je suis partie me coucher avant la fin. Et puis j’évite de regarder des westerns le soir, sinon je fais des cauchemars. Rivage dit : moi ça va, je dors bien.

Le sommeil réparateur en toute circonstance de Rivage tient à deux choses : son détachement mental face aux événements les plus durs, et la qualité de son matelas en mousse à mémoire de forme.

Copperfield dit : je l’ai, c’est lui. Sur une photo de classe, il pointe le visage d’un garçon au troisième rang. Rivage dit : oui, je confirme, c’est bien lui. L’enseignante est surprise et dit : ah, c’est donc Ken. Elle ne pensait pas qu’il s’agirait de lui.

Maintenant, tout le monde met un nom sur le corps.

Rivage demande : vous le connaissiez bien ? L’enseignante dit : non, c’était un élève sans histoire. Copperfield note : adolescent sans histoire. OK, dit Rivage, du coup on va pas vous retenir plus longtemps.

Trois heures plus tard, ils arrivent chez les parents de Ken.

Eux non plus n’ont pas dormi de la nuit.

Il est presque midi. Rivage commence à sentir dans sa bouche l’avant-goût d’un plat qu’il aime bien. Il visualise parfaitement ce plat, comme si c’était la photo d’une recette dans un livre de cuisine, avec une belle lumière extérieure et une mise en scène soignée.

Copperfield remarque que le quartier résidentiel est désert. Même les maisons voisines ont l’air vides.

De tête, il calcule environ 5 km entre le champ où ils ont découvert Ken et sa maison. Il se dit qu’un passage secret raccourcit peut-être la distance à 3 ou 4 km. Il pense : moins de 3 km c’est impossible, même avec un très bon passage secret.

Rivage dit : j’ai super faim.

Le père de Ken leur ouvre mais retourne aussitôt en cuisine sans les faire assoir. Il porte un tablier avec une photo en trompe-l’œil qui laisse croire qu’il est torse nu et très musclé. Il a préparé un plat convivial dans une grande marmite en inox. Rivage regarde à l’intérieur et dit : ça a l’air délicieux. Le père dit : oui, c’est ma spécialité.

Rivage dit : malheureusement, on est pas là pour ça.

Dans le salon, la mère pleure et se mouche. Copperfield regarde le père mélanger sa préparation sans afficher aucune peine. Il note : la peine du père est contenue dans le plat qu’il prépare.

Rivage demande : vous savez qui aurait pu en vouloir à votre fils ? La mère dit : non, c’était un fils sans histoire. Rivage ne comprend pas très bien ce qu’elle dit à cause des bruits parasites. Le père entend l’émotion dans la voix de sa femme et se met lui aussi à pleurer. Il le fait avec plus de retenue pour ne pas donner l’impression d’être fragile. Rivage est désolé pour eux. Il demande s’ils peuvent regarder la chambre de Ken. Le père les accompagne en silence.

En chemin, Rivage remarque que le père a un hématome bleu foncé et une sale coupure sur le bras. Il dit : votre blessure, là, vous devriez la désinfecter. C’est rien, dit le père en tirant sur la manche de son tee-shirt.

Rivage remarque aussi que le biceps du père est congestionné et que ses veines saillent comme s’il revenait d’une séance intensive de curl avec haltères.

Il pense : ce père de famille doit vraiment se donner à fond à la muscu.

Le lino marron dans la chambre de Ken gondole et se décolle par endroits. Rivage essaie d’attraper le cadre d’une photo de famille posé sur une commode. Il tape dans une porcelaine de dauphin peinte en rose, qui tombe par terre et se casse en plusieurs morceaux. L’œil du dauphin brisé le regarde avec tendresse.

Copperfield dit : Rivage, regardez.

Entre deux débris du dauphin, il y a un morceau de papier enroulé.

Rivage l’ouvre et lit en silence ce qui est écrit dessus. Il le tend à Copperfield, qui le lit aussi et le recopie.

BANJO BEGS FOR PLENTY OF EGGS

Rivage dit : c’est de l’anglais.

Un des murs de la chambre est recouvert de plusieurs étagères qui vont du sol au plafond et contiennent des centaines de boîtes de jeux vidéo. Ken était un passionné de rétrogaming, dit son père. Il se met devant une des étagères et dit : il avait plus d’une vingtaine de consoles différentes. Certaines très rares sont cotées à plusieurs dizaines de milliers de $.

Rivage a l’impression que le père de Ken parle des consoles de son fils comme Ken en aurait parlé à un ami.

Il regarde toutes les consoles alignées par ordre chronologique sur les différents niveaux. Il reconnaît une Game Boy, une PlayStation et une Nintendo 64, parce qu’il avait les mêmes au collège.

Il se demande avec quel argent Ken a pu acheter tout ça.

Il a sacrifié sa vie sociale pour cette collection, dit le père. Toutes ses économies y sont passées. Il vivait à 100 % pour sa passion, et elle le rendait heureux.

Rivage pose sa main sur l’épaule du père. Il cherche quelque chose de réconfortant à dire. Il dit : c’est vrai que c’est une magnifique collection.