11. Un samedi soir chez Daisuke
Safia Sofi sonne un peu en retard chez Daisuke avec des chips et du Sprite. Daisuke ne lui avait rien dit d’amener mais elle se sent toujours mal d’arriver les mains vides.
Elle pense que la maison de Daisuke doit faire au moins six fois la taille de la sienne. Elle pense que dans ce six fois il y a juste une piscine intérieure immense avec tout le matériel pour s’amuser dans l’eau, comme des frites en mousse multicolores, des bouées avec des formes de donut, de canard et de crocodile, ou des costumes étanches marrants.
La fille qui s’était moquée d’elle à la rentrée lui ouvre et dit : salut Safia. T’es venue finalement.
Safia Sofi déteste qu’on l’appelle juste Safia.
Elle dit : salut. Daisuke est là ? Ouais, dit la fille, mais je sais pas où.
Safia Sofi la suit jusque dans la cuisine et remarque sur le chemin des groupes de gens de l’université en train de parler dans chaque pièce. Ils parlent avec un gobelet en plastique rouge ou une bouteille en verre dans la main. Il y a des filles en maillot de bain et des gars torse nu.
La plupart des maillots de bain ont un motif de drapeau de pays. Si c’est un bikini il y a des bouts de drapeau sur le soutien-gorge et la culotte et si c’est un body il y a le drapeau en entier sur le ventre. Quand tout le monde bouge c’est comme une flotille d’ambassadeurs qui dérivent au hasard.
La fille demande à Safia Sofi si elle veut un truc à boire et Safia Sofi lui répond qu’elle a déjà ce qu’il faut en montrant sa bouteille de Sprite. La fille dit : c’est trop mignon que t’aies amené du Sprite.
Elle dit : t’es un peu spéciale non ?
Safia Sofi ne sait pas si c’est une vraie question.
Selena Gomez chante avec Gracie Abrams qu’il faut les appeler dès qu’on vient de rompre.
En vrai tu devrais rentrer chez toi, dit la fille, je comprends même pas pourquoi Daisuke t’a invitée. Puis elle quitte la cuisine vraiment énervée.
Safia Sofi se retrouve seule.
Elle ouvre son paquet de chips, qu’elle mange d’abord un par un puis par poignées. Il y en a qui tombent sur le carrelage et qu’elle écrase exprès.
Elle dérive vers le salon et s’assoit dans un canapé trop mou pour être confortable. Un type beaucoup plus âgé que tout le monde installé en face parle d’une fois où il aurait réussi à maîtriser la mâchoire d’un requin à la seule force de son biceps. Les détails de son récit le rendent assez peu réaliste, surtout le moment central où il essaie de rendre rationnelle la prise d’une mâchoire de 2m50 avec un biceps de 33cm.
Safia Sofi se rend compte qu’à part elle il n’y a que des étudiants torse nu qui l’écoutent. Ils l’écoutent comme les enfants de Père Castor écoutent Père Castor, c’est-à-dire qu’ils sont assis en tailleur sur le sol et font des commentaires conclusifs naïfs pour s’assurer d’avoir tout bien compris.
Il y a une morale à chaque histoire.
La morale de l’histoire du requin et du biceps c’est qu’il ne faut jamais sous-estimer un biceps.
Dans l’ensemble les morales sont plutôt softs.
Safia Sofi pense que ce type doit avoir presque 50 ans parce qu’il parle avec plein d’expressions qu’il imagine que les étudiants utilisent comme pas vrai la team ou slay. Tout le monde rigole quand il les utilise, et lui aussi rigole, mais pas pour les mêmes raisons.
Safia Sofi aperçoit Daisuke qui descend un escalier et s’approche du groupe.
Les regards de Safia Sofi et Daisuke se croisent mais il y a dedans une forme de défiance qui trahit qu’ils en savent trop l’un sur l’autre. Les deux ont conscience que cette défiance pourrait très vite se transformer en conflit.
L’attention de Daisuke est détournée quand un étudiant lui demande qui est le type qui leur raconte des histoires. Il dit : il est vraiment bon délire.
C’est Sam Delta, dit Daisuke. Un ami de mon père.
Ça va Sam ? lui demande Daisuke. Tu profites bien de la soirée ? Ça va, dit Sam Delta, comme tu vois. Il lève un gobelet en plastique en direction de Daisuke.
Barre-toi, dit Daisuke.
Cool, dit Sam Delta, je dérange personne tu vois.
Les autres étudiants protestent aussi parce qu’ils commencent à s’attacher à ce type étrange et à ses histoires. Il leur a même promis de leur raconter la fois où il a battu un guépard à la course.
Daisuke dit : tu me déranges moi.
Safia Sofi devine dans le regard de Daisuke une forme de violence sordide.
Sam Delta pose son verre sur la table basse. Il dit : désolé les gars, le patron a parlé. Il se lève et reboutonne sa veste. Il pose une main sur l’épaule de Daisuke quand il le croise pour partir et lui dit : profite bien de tes amis, on se reverra.
La porte d’entrée s’ouvre et se ferme et la soirée continue à peu près comme avant.