Saskia enferme Safia Sofi avec elle dans une cabine des toilettes pour filles. Elle sont collées l’une contre l’autre et leurs bouches se parlent très près. L’haleine de Saskia a une odeur de chewing-gum à la menthe trop mâché, et ses cheveux noirs tombent en mèches grasses sur son front.

Il y a presque un truc paranoïaque dans son attitude.

Elle lui demande : comment t’as fait pour partir ? J’ai attendu qu’ils s’en aillent, dit Safia Sofi. Et t’es rentrée à pied ? demande Saskia. T’es ma mère ou quoi, dit Safia Sofi, qui se dégage de Saskia et sort de la cabine pour retourner devant les lavabos. Je me suis inquiétée, dit Saskia, j’ai cru qu’ils t’avaient attrapée.

Je t’avais dit de pas t’en faire pour moi, dit Safia Sofi.

D’autres filles entrent dans les toilettes pour pisser ou revoir leur tête devant un miroir. Elles empêchent Saskia et Safia Sofi de continuer leur conversation même si elles ne s’y intéressent pas. Elles s’intéressent plutôt à la meilleure façon d’encastrer les gars qui les regardent dans la rue, à l’aura de leurs ongles manucurés, ou à la sixième extinction de masse. C’est quand elles sont sorties qu’elles reprennent.

T’as mes clés ? demande Safia Sofi.

Saskia sort les clés de la Ford Ka de son sac et les lui tend. Mais au moment où Safia Sofi va pour les saisir, Saskia les retient et lui dit : je te les rends si tu me dis ce que t’as vu. J’ai rien vu, dit Safia Sofi, j’étais cachée dans un placard. Saskia ferme son expression. Elle dit : me prends pas pour une conne.

Je ne peux pas tout t’expliquer, dit Safia Sofi.

Il y a alors une sonnerie angoissante qui passe dans chaque salle pour alerter d’une prise de parole du directeur de l’université Cosmos. C’est la même sonnerie quand il y a un départ d’incendie, un attentat au fusil d’assaut ou une menace nucléaire, donc tout le monde panique un peu.

Le directeur dit : Bonjour à toutes et à tous. La police est en ce moment dans mon bureau car un de nos élèves de troisième année, Jared Porter, est porté disparu depuis hier soir. Si l’un ou l’une d’entre vous a la moindre information à son sujet, je reste disponible pour en parler. Ses parents sont très inquiets et espèrent avoir des nouvelles de leur fils le plus rapidement possible. Merci pour votre coopération.

La prise de parole s’arrête et dans l’ensemble les étudiants sont surtout soulagés de ne pas avoir à courir dans les couloirs ni à se cacher sous les tables ou dans les canalisations pour éviter les balles. En plus personne ne voit qui est Jared Porter.

Il faut qu’on leur parle, dit Saskia.

Non, dit Safia Sofi, c’est une très mauvaise idée.

Saskia dit : ils vont finir par savoir qu’on l’a suivi en voiture. Il y a des caméras partout sur le campus. Safia Sofi dit : je pense que c’est surtout à Daisuke de s’en faire. Saskia éclate d’un rire cynique. Elle dit : mais Daisuke s’en fout de la police. Pourquoi ? demande Safia Sofi. Saskia lève les bras au ciel.

Elle dit : parce que c’est le fils du maire.

Elle dit cette phrase un peu fort alors les autres filles des toilettes les regardent avec intérêt.

C’est rien, dit Safia Sofi en prenant la tête de Saskia dans le creux de son coude, elle est un peu tendue en ce moment. Elle prend ensuite sa tête entre ses mains et lui dit plus bas : je dois y aller parce que j’ai rendez-vous avec une prof, mais promets-moi de ne pas faire de conneries. Je te dirai tout ce que tu veux savoir, mais je t’en prie, ne parle pas.

OK, dit Saskia, comme tu veux.

Safia Sofi sort des toilettes et Saskia remarque qu’elle a oublié de récupérer ses clés. Elle ne la rappelle pas mais sert le porte-clés dans sa main. C’est une petite figurine de manette de Nintendo 64.

Safia Sofi entre dans le bureau de Chloé Price à l’heure prévue.

Dans le bureau il y a des bibliothèques pleines de livres rangés selon la loi du bon voisin, des statuettes et des fossiles, des vitrines avec des pages de manuscrits antiques, une lampe à lave, des bougies, des crânes en os et en métal, et Chloé Price debout près de la fenêtre qui se protège du soleil derrière des stores vénitiens.

Chloé Price ne se donne pas la peine d’introduire davantage leur discussion car elle comprend la détermination de Safia Sofi juste à son regard. Elle dit : je vous dirai ce que je sais sur la pierre, mais avant j’ai besoin de connaître vos motivations.

Elles sont simples, dit Safia Sofi. Je veux sauver mon frère.