8. Leblanc est inquiète
Leblanc est couchée dans son lit en train de jouer à la Game Boy Advance quand elle entend un bruit sourd dans la chambre de Gon, suivi d’autres bruits divers qu’elle pense pouvoir attribuer à une lampe qui tombe, un meuble qui bascule et du verre qui se casse.
Elle se précipite dans la chambre et découvre la table de chevet renversée à côté du lit médical, la veilleuse au sol avec son abat-jour déchiré, et l’eau du vase jusque-là rempli de fleurs sauvages qui a fait une petite flaque sous l’abat-jour.
Safia Sofi est étendue inconsciente dans cet ensemble de débris avec du sang sur son menton et ses tempes.
Leblanc la porte dans ses bras jusque dans la salle de bains, où elle la déshabille et la lave à l’intérieur de la baignoire. Elle lui lave les cheveux et le visage. Le sang dilué s’écoule sur la céramique blanche. Elle lui lave le corps avec un gant, elle lui lave les pieds. Elle prend le temps de la savonner, et le savon s’écoule lui aussi.
Elle raccroche le pommeau à son support et déplie une grande serviette qu’elle enroule derrière le dos de Safia Sofi jusque sur sa poitrine. Elle la sèche en la prenant dans ses bras et la berce par-dessus le rebord. Elle la berce un long moment car c’est elle-même qu’elle berce et soulage.
Elle l’habille de son pyjama et la couche dans son lit.
Elle reste à côté pour la regarder dormir.
Elle pense : tu vas finir par te tuer.
Cette pensée lui fait du mal.
Elle retourne dans la chambre de Gon où elle redresse la table de chevet, dévisse l’abat-jour pour le sécher et le recoudre plus tard, et dégage un par un les débris de verre du parquet avant d’éponger l’eau et de replacer les fleurs sauvages dans un nouveau vase plus solide.
Quand elle revient dans sa chambre elle n’a plus le coeur à jouer à la Game Boy Advance. Elle éteint la lumière mais fixe le plafond sans trouver le sommeil. C’est l’épuisement qui la délivre de l’inquiétude. Quand son réveil la sort d’un nouveau cauchemar Safia Sofi est déjà dans la cuisine en train de préparer le petit-déjeuner et de faire semblant.
Safia Sofi lui demande si elle a bien dormi.
C’est à toi que je devrais poser la question, dit Leblanc. Pourquoi ? demande Safia Sofi en cuisinant des oeufs au plat. Tu ne te souviens de rien ? demande Leblanc. De quoi tu parles ? dit Safia Sofi. Elle sert les oeufs dans deux assiettes dont une qu’elle fait glisser à la place de Leblanc. Elle prend l’autre dans sa main et dit : je vais voir Gon, sans laisser à Leblanc le temps de lui répondre.
Elle entre doucement dans la chambre de son frère et pose son assiette sur le premier endroit plat qu’elle trouve pour ouvrir les volets. Elle dit : c’est l’heure de se réveiller, parce qu’elle espère que Gon se réveille, mais elle comprend ensuite au silence qui persiste que ce n’est encore pas ce matin que Gon se réveillera.
Elle reprend son assiette et s’assoit au bord du lit pour manger.
Elle dit : je pense que je ne suis pas loin de trouver une piste. Le maire de la ville sait des trucs, j’en suis sûre maintenant. Elle engloutit ses oeufs d’un coup de fourchette et repose son assiette par terre. Elle dit : il y a un gars du campus qui s’est volatilisé. C’est un gars qu’était ami avec le fils de la famille que Bryan a tuée, mais je ne sais pas si tu t’en souviens parce que t’étais petit.
Elle prend le temps de regarder les mouvements des choses derrière la fenêtre.
Elle dit : je ne sais pas ce dont tu te souviens.
Elle éclate en sanglots la tête posée contre la couverture du lit.
Elle dit : je ne sais même pas si tu m’entends.
Leblanc l’écoute derrière la porte entrouverte et retient le son de ses pleurs d’une main sur sa bouche. Elle ne s’attarde pas et préserve leur amour en retournant hanter les pièces du rez-de-chaussée.
Safia Sofi se redresse sur le lit. Elle dit : il y a une prof qui veut bien m’aider j’ai l’impression. Elle est déjà allée dans le sanctuaire, c’est pour ça que je lui ai demandé. Elle m’a donné rendez-vous cet après-midi. J’y crois vraiment.
Elle se lève d’un bon comme un personnage de dessin-animé qui partirait pour la première fois au devant d’une grande aventure. Allez, dit-elle, faut que j’y aille. Elle fait un bisou sur le front de Gon et lui souhaite une bonne journée, qui est depuis trois ans pour lui la même que celle de la veille.