65. Espace liminal n°940
C’est dans une prairie au soleil, avec des groupes de fleurs sauvages jaune, rouge et rose qui font des ronds dans l’herbe verte, une petite cabane en pierre au bord d’un lac avec une eau bleu foncé, et les ombres des nuages qui passent à la vitesse du vent.
Le canard d’Aruka court dans les herbes hautes qui bougent sur son passage.
Il pense à une vie de liberté dans la montagne, avec d’autres canards de son espèce. Tous les canards battent des ailes dans une rivière et les gouttes projetées dans la lumière du soleil font comme des diamants en suspension. Des oiseaux plus petits arrivent avec une banderole en tissu et soufflent dans des trompettes en or.
Sur la banderole il y a écrit GLORIA PAX REQVIES PERPEVVSQ VE DIES.
C’est du latin pour dire LA GLOIRE LA PAIX LE REPOS LE JOUR ÉTERNEL.
C’est sa vision du paradis.
Il est séparé du groupe depuis que Price l’a oublié dans la boutique du tournoi Pokémon. Il n’a même pas remarqué que les autres étaient parties parce qu’il dormait. Quand il s’est réveillé, il n’y avait plus que les enfants et le commerçant.
Ils ont ouvert le sac de transport pour jouer avec lui et lui faire des câlins.
Les enfants étaient vraiment contents de rencontrer un canard aussi doux.
Mais la nuit a fini par tomber dans l’environnement donc les enfants sont partis et le commerçant a dû fermer sa boutique. Le canard s’est retrouvé dehors, dans une rue vide. Il a marché à son rythme sur le trottoir en espérant trouver une sortie ou un moyen de rejoindre l’expédition. Le côté mignon de sa démarche aurait pu faire oublier la détresse réelle dans laquelle il se trouvait.
Aruka lui manquait, il était perdu.
Il aurait aimé découvrir un étang, une berge ou un bord de quai peuplé d’autres canards avec qui dormir, regarder dans le vide ou se laver les plumes.
C’est en passant devant une jardinière en béton qui sert à délimiter des places de stationnement qu’il a rencontré un nouvel ami.
Un bourdon allait d’une fleur à l’autre, tranquille.
Le canard s’est mis à cancaner pour attirer son attention et le bourdon a fait une danse des abeilles pour lui répondre. Ils ont parlé un moment tous les deux et le bourdon a fini par proposer au canard de le guider dans le sanctuaire.
Le bourdon avait une autre méthode pour traverser les environnements.
Une méthode animale.
Donc le canard est parti en sa compagnie parmi la multitude d’environnements du sanctuaire.
Ils sont passés par des terriers abandonnés, des trous dans les haies, des sentiers, des canalisations à sec, des friches, des golfs, des portails entrouverts, des fissures, des toits, des caves, des plafonds, derrière des meubles, sous des portes et sur des passerelles, dans des cloisons.
Ils ont visité des bâtiments administratifs avec des espaces cloisonnés, de la moquette et de vieux Packard Bell à disquettes, puis un plateau de tournage avec une maquette de Lune gigantesque retenue par des câbles, puis un champ de tornades orageuses, puis la plateforme de lancement d’un porte-avions, puis le couloir d’un hôtel, puis celui d’un hôpital, puis un camping avec des piscines vides remplies de frites en mousse, puis une laverie automatique, puis une aire de jeux pour enfants.
Et à la fin de leur long voyage ils sont arrivés ici, dans cette prairie.
Le canard continue de courir au hasard et bute contre un obstacle.
Il est un peu sonné.
L’obstacle, c’est le tibia d’un adolescent.
L’adolescent se penche et prend le canard dans ses bras pour le caresser. Il dit : qu’est-ce que tu fais là tout seul ? Le bourdon arrive ensuite et vole autour de sa tête. L’adolescent demande : vous êtes tous les deux ? Comment vous vous appelez ? Le canard cancane et l’adolescent dit : d’accord, juste canard. C’est un nom sympa. Le canard cancane et bouge la tête.
Le bourdon fait une danse des abeilles.
Et toi juste bourdon, dit l’adolescent. C’est cool aussi.
Il repose le canard dans l’herbe.
Il met sa main sur sa poitrine et dit : moi, c’est Peter Fire. Je me demande comment vous êtes arrivés jusqu’ici. Le canard et le bourdon le regardent sans bouger. Peter Fire dit : bon, je dois y aller, mais je suis content de vous avoir rencontrés.
Il dit : prenez soin de vous.
Il continue sa route et va pour s’enfoncer dans la forêt qui borde la prairie quand il entend du bruit dans son dos. Il se retourne et remarque que le canard et le bourdon le suivent. Il dit : vous voulez venir avec moi ? Le canard et le bourdon lui font comprendre que oui.
OK, dit Peter Fire, mais traînez pas.
À la fin tous les trois passent à travers un buisson, qui bouge, puis ne bouge plus.