63. Espace liminal n°132
C’est sur une plage de sable à côté d’une station balnéaire.
Casca, Price, Palmyre et Upamecano marchent les unes derrière les autres comme si elles étaient dans le désert. Les petites bosses de sable formées par le vent sont identiques et parfaites. La mer a l’air d’être à l’arrêt parce que les vagues ne bougent pas.
Dans leur dos, un halo violet colore des grains de sable, qui se transforment en fenêtres, en portes, en écrans LCD, en radiateurs, en mobilier de jardin, tout un tas de débris enfoncés au milieu de la plage comme les ruines d’une civilisation oubliée.
Elles ne les remarquent pas.
Elles montent sur la digue et quittent le bord de mer jusqu’à un lotissement de maisons construites sous les pins parasols. Les maisons ont toutes du lierre au mur, des volets en bois et des arbustes pour décorer.
Price s’interroge sur la nature des environnements s’ils ne sont pas réels.
Upamecano lui explique qu’ils sont conçus à partir de motifs récurrents : parkings, zones résidentielles, paysages de campagne, grandes surfaces.
C’est le même principe qu’un atlas de textures.
Un décor est fait de textures elles-mêmes faites de tuiles dupliquées des milliers de fois. Par exemple, un mur en briques est en fait composé d’une seule brique répétée à l’identique. Une forêt est composée d’un seul arbre. La mer est composée d’une seule vague.
Le ciel d’une seule particule d’éther.
C’est pratique pour consommer moins d’espace de stockage et de mémoire vive, mais c’est surtout configurable à volonté. N’importe quelle brique peut se transformer en arbre, en vague ou en éther. Les espaces liminaux dans le sanctuaire sont aussi nombreux parce qu’ils ont cette souplesse d’agencement.
Encore mieux qu’une veste réversible dont les motifs changeraient chaque fois qu’elle serait retournée : une veste réversible qui deviendrait n’importe quel autre objet réversible.
Palmyre dit : attendez.
Elle pointe un micro-ondes coincé dans un arbuste. Elle dit : je suis sûre qu’il vient d’apparaître.
Elle regarde le micro-ondes comme si c’était une menace. Dans d’autres expéditions elle a déjà eu l’occasion de manger des melons à cornes, des jaboticabas, des mangoustans ou du gac, mais elle n’a jamais vu d’arbres dont les fruits sont des appareils électroménagers. Elle se demande s’ils sont comestibles crus, ou s’il vaut mieux les faire cuire avant.
Elle se demande s’ils ont un goût de métal.
Upamecano dit : Hellbell a commencé les modifications.
Le rôle principal de Hellbell est de s’assurer de la bonne connexion des environnements et de leur intégrité. En cas d’intrusion hostile et de perturbation des êtres ou des éléments du sanctuaire, elle a pour ordre de reconfigurer tout l’atlas de textures.
En gros, elle reboote certains environnements du sanctuaire.
Nous devons nous dépêcher, dit Upamecano.
Hellbell marche sur la plage. Elle va d’un objet à l’autre et pose sa main droite dessus comme si elle leur donnait sa bénédiction. Elle ouvre un frigo et en sort une canette de Coca, qu’elle décapsule et vide dans le sable. Un tourbillon se forme, dont la taille augmente à mesure qu’il engloutit le sable et les objets.
Hellbell monte sur la digue pour éviter les sables mouvants.
Et puis elle lève la tête.
Elle amène le tromblon à sa bouche et souffle dedans. Une onde de choc est projetée dans les airs et va se perdre dans le ciel. Les nuages vibrent et deviennent violets.
Les déformations s’accélèrent : un arbre est remplacé par un poteau électrique, un banc en bois par une glissière de sécurité, une maison par un immeuble, le lierre par des lianes, le bitume au sol devient un marécage, et les nuages des météores en chute libre.
Upamecano les mène vers le prochain LEGO, caché au bout d’une des rues du lotissement, dans un espace intermédiaire délimité par une barrière en bois qui les sépare d’une lande d’herbe découverte par la marée.
Tout le monde fouille mais les touffes d’herbe sont remplacées par des rochers, l’eau devient de la lave et le dénivelé change au point qu’elles se retrouvent prisonnières d’une pente escarpée.
Il est là, dit Palmyre.
Le LEGO repose tout seul sur un bout de roche volcanique.
Il est emporté par la coulée comme un bagage perdu sur un tapis roulant.
Palmyre saute d’une plateforme à l’autre pour le récupérer, mais au moment où elle s’apprête à l’attraper le bout de roche sur lequel il tenait se transforme en nénuphar qui brûle et se perd dans le feu.
Palmyre regarde le LEGO fondre avec des regrets, puis elle revient vers le groupe à peu près par le même chemin. Elle dit : j’ai tenté le coup.
Nous n’avons plus le choix, dit Upamecano.
Il ouvre son plastron et sort la boîte de friandises pour chien. Il en tend une vers le ciel avant de prononcer une incantation. Il dit : venez à moi, vous qui vous affranchissez des dimensions, messager des âmes bannies, destructeur de planètes, pilote du grand vaisseau silencieux, flamme parmi les flammes, mes mains ouvertes vous font une offrande.