Un villageois avance dans l’allée centrale.

Il est jeune, a des cheveux blancs mi-longs et une toge avec le dessin d’un losange à six côtés. Le losange a l’air d’être une version simplifiée du cercueil.

Il marche jusqu’à l’autel qui se trouve sous le vitrail du bébé.

Il lève la tête et laisse la lumière qui passe au travers lui tomber sur le visage. Il reste plusieurs secondes dans cette position.

La vitalité et le bien-être qu’il tire de cette lumière sont les mêmes que ceux d’un papy qui se baignerait dans une source d’eau chaude pour soigner ses rhumatismes.

C’est quand la pureté des éléments pénètre le corps pour le rendre meilleur.

Casca regarde Upamecano et Trish pour voir si leur attitude ou leur expression ont changé, parce qu’elle semble voir une chose qu’ils ne voient pas : la lumière qui filtre à travers le vitrail et tombe sur le villageois n’est pas jaune ou blanche, mais violette. D’un violet presque noir, avec des reflets comme ceux du goudron chaud.

Et le prisme qui crée cette couleur est le bébé lui-même.

Un bébé atroce.

Un nuage passe devant le soleil et empêche sa lumière de traverser le bébé. L’ombre refait du noir à l’intérieur de l’église. Le villageois baisse la tête et se couvre le visage avec sa main droite. Il chuchote des paroles que personne ne comprend.

C’est l’attitude normale d’un type qui cache une double personnalité.

Il se retourne d’un coup vers le groupe, les bras grands ouverts.

Bienvenue, dit-il. Je m’appelle Soma Cruz. Je suis ravi de vous accueillir dans mon église. Je vois que vous êtes intriguées par ce magnifique vitrail.

Ouais, dit Trish. Vous pouvez nous dire c’est qui ce bébé, et pourquoi il est dans un cercueil ?

Cruz dit : c’est très simple. Ce bébé est l’image de celui qui nous a donné la vie, qui nous protège et qui nous guide jusqu’à notre mort.

Trish demande à Cruz si celui qui donne la vie, protège et guide jusqu’à la mort c’est le roi.

Le roi ? dit Cruz. Non, pas du tout. Il s’agit du bébé sacré, qui s’est sacrifié à sa naissance pour que nous puissions atteindre nos objectifs et devenir la meilleure version de nous-mêmes. C’est ce qui explique pourquoi il est dans un cercueil.

C’est plutôt logique, pense Trish. Elle pense aussi que Cruz parle un peu comme les coachs de développement personnel qui vendent des formations à 799,99 $.

Elle demande : et donc ce bébé c’est votre dieu ?

C’est notre guide, dit Cruz, ici, à Cypress Hill. Tout le monde célèbre le bébé sacré pour que nos récoltes de champignons soient bonnes et que les arbres continuent de nous protéger.

C’est genre le saint des champignons, dit Trish. Et des arbres, dit Cruz. Ouais, dit Trish, et des arbres aussi. C’est comme Sainte Claire qu’est la sainte de la télé. Je le sais parce que c’est le jour de mon anniversaire. Il y a un saint pour tout, c’est pratique.

Elle demande : et vous l’appelez comment du coup ? Saint Bébé ?

Non, dit Cruz, juste bébé sacré.

OK, dit Trish. Bébé sacré.

Elle regarde le vitrail.

Elle dit bébé sacré mais dans sa tête.

En fait, le mot roi n’est utilisé que par ceux qui savent que les trois artefacts existent. Des milliers de personnes le vénèrent dans le monde mais ne l’appellent pas pareil. Elles lui donnent d’autres noms comme le bébé sacré, la petite mésange, Optimus Prime, L’Avatar, Kaio Shin ou Yogg-Saron.

Le nom dépend de ce que le roi représente à leurs yeux.

Il dépend des intentions qu’elles lui prêtent.

Trish sort de ses pensées quand elle entend du bruit dans son dos : Casca est à genoux sur le sol et se tient à un des bancs de l’église. Trish lui demande ce qui se passe. Aide-moi à sortir, dit Casca.

Elle se sent mal parce que depuis tout à l’heure le bébé sacré agit plutôt comme un bébé démoniaque : il lui envoie des vagues d’ondes violettes qui la traversent comme d’immenses lames translucides.

Trish fait signe à Upamecano, qui prend Casca dans ses bras et fait demi-tour vers l’entrée.

Vous partez déjà ? demande Cruz.

Ouais, dit Trish. Merci pour les infos sur le bébé.

Elles s’éloignent de l’église et Soma Cruz les surveille en train de marcher dehors.

C’est l’attitude normale d’un type qui cache de gros secrets.

La vieille qui leur a parlé des champignons les croise et voit Casca dans les bras d’Upamecano. Trish lui dit : vous auriez pu nous prévenir que c’était pas une église comme les autres. Le type à l’intérieur et son bébé ont envoyé plein de mauvaises ondes à mon amie. Donnez-lui ça, dit la vieille en prenant dans son panier un champignon qui ressemble à un bolet. Elle ira mieux après.

Trish dit à Casca d’ouvrir sa bouche et de croquer un petit bout.

La vieille dit : Soma est un triste personnage. Personne ne lui fait confiance, il n’a jamais aucun visiteur dans son église. Pourquoi il en a une alors ? demande Trish. Pour qu’il garde ses idées à l’intérieur, dit la vieille.

C’est sa prison ? demande Trish.

Oui, dit la vieille, c’est une façon de voir les choses. C’était notre maire avant. Un jour, il y a quatre ans, il s’est réveillé avec l’idée qu’un bébé sacré était notre guide et qu’il fallait le célébrer en devenant la meilleure version de nous-mêmes. Il nous a demandé de récolter et de vendre toujours plus de champignons. Mais il n’était jamais satisfait. Il disait que nos rêves n’étaient pas assez ambitieux et que le bébé sacré allait finir par nous abandonner. Il gardait tous les bénéfices dans un cercueil en bois gigantesque qu’il avait fait construire avec les arbres du village. Il disait que le bébé en sortirait une fois qu’il serait plein.

La vieille se souvient de cette période avec des images précises.

Elle dit : les villageois étaient épuisés. On les retrouvait évanouis entre les arbres. Beaucoup ont fui vers Copenhague. Un an plus tard, les champignons ne repoussaient plus. On pensait que c’était la fin de Cypress Hill.

Elle pense à une foule de visages tristes.

Et puis une nuit, dit-elle, quelqu’un a mis le feu au cercueil. C’était déjà trop tard quand Soma s’est réveillé. Les villageois se sont réunis en silence autour du brasier qui emportait le bois des arbres et la vente de tous les champignons. Même Soma est resté immobile. Il a juste dit : c’est la fin de notre rêve.

Devant le cercueil, certains disent avoir entendu un bébé pleurer.

Le lendemain, dit la vieille, Soma a commencé à ramener des pierres sur un terrain qui lui appartenait. Des pierres qu’il allait chercher seul dans les montagnes autour du village. Il a construit lui-même son église. Il y a travaillé tous les jours, sans manger ni dormir. C’est son miracle. Il continue d’y célébrer son amour pour le bébé, même si plus personne n’y croit.