31. Le matin quand il fait beau
Le matin quand il fait beau, la lumière du soleil donne aux contours des nuages une couleur rose fluo.
Rivage aurait aimé avoir une décapotable comme Sam Delta pour profiter de l’air frais. À la place, il a mis la climatisation, mais ce n’est pas vraiment pareil. Ce n’est pas de l’air pur.
Vous pensez que Marle nous ment ? demande Copperfield.
Je ne sais pas, dit Rivage, je trouve son explication pour le sang plausible.
Elle leur a dit qu’elle était mal tombée en essayant une nouvelle figure de skate pour la première fois. Elle a relevé le bas de son jean pour leur montrer une croûte pas encore tout à fait sèche sur son genou droit. Elle a dit : je repousse tout le temps mes limites.
La dernière fois qu’elle avait vu Ken, c’était environ une semaine avant sa mort. Ils s’étaient disputés, mais elle n’a pas voulu leur dire pourquoi. Rivage a respecté son secret.
Copperfield demande : pourquoi vous n’avez pas voulu savoir ?
Rivage dit : j’ai senti que ça n’avait rien à voir avec notre enquête.
Rivage et Copperfield ont aussi appris que Ken n’allait jamais au skatepark de la digue, mais à l’autre skatepark. C’est pour ça que les adolescents que Rivage avait interrogés ne l’avaient jamais vu. Des fois, pense Rivage, on a l’impression de parler de la même chose, mais en fait on parle de deux choses qui n’ont rien à voir.
L’autre skatepark a été construit à côté d’une piste de motocross, dans une ancienne carrière de pierre abandonnée à la périphérie de Myriad Pro, par une dizaine de skateurs semi-pros qui en avaient marre des amateurs du skatepark de la digue. Dans l’autre skatepark, toutes les structures sont en bois et très précaires.
La carrière avait été aménagée il y a plus de 40 ans au pied d’une falaise de granit en bord de mer, mais l’entreprise qui l’exploitait a fini par s’en aller à cause de problèmes juridiques complexes qui ont causé sa faillite. Personne n’a voulu reprendre l’exploitation et tout est resté en l’état.
C’est là, dit Rivage en se garant à côté.
Il y a d’énormes blocs cubiques un peu partout, et le grillage d’entrée par où Rivage et Copperfield s’infiltrent est troué. Copperfield entend un bruit répétitif et pense à la mer juste à côté.
J’étais jamais venu par ici, dit Rivage.
Moi non plus, dit Copperfield.
À cette heure, le skatepark est désert et les structures ont l’air de vestiges antiques. Ils fouillent un peu dans certains recoins et découvrent des tessons de verre et des préservatifs. Ils trouvent aussi des photos d’enfants dans des situations difficiles à accepter, du même genre que celles retrouvées sur le disque dur du proviseur.
Copperfield a l’impression qu’à Myriad Pro tout le monde vend et achète des photos d’enfants.
Il lit dans ses notes un souvenir de Marle, qui avait suivi Ken jusqu’ici la semaine dernière.
C’est le dernier soir que je l’ai vu. Je voulais comprendre ce qui se passait. Il devait dormir chez moi, mais finalement il m’a dit qu’il ne pouvait pas rester et il est parti à pied. Comme j’avais un mauvais pressentiment, je l’ai suivi de loin et au bout d’un moment j’ai compris qu’il ne rentrait pas chez lui. Quand il est arrivé au skatepark, il est resté debout à attendre que quelque chose se passe. Je le regardais cachée derrière un des gros blocs qu’il y a là-bas. Je pense qu’on est restés comme ça au moins une heure, lui à attendre et moi à le regarder. Je me sentais mal. J’avais l’impression qu’il savait que je l’espionnais. Et puis j’ai entendu des bruits qui venaient de la mer. J’ai voulu me pencher pour voir ce que c’était, mais à ce moment-là Ken s’est retourné dans ma direction. Je me souviendrai toujours de son regard. Je suis partie en courant. Quand j’ai été assez loin de la carrière, je me suis assise par terre et je me suis mise à pleurer.
Copperfield trouve qu’il y a plus d’émotion à la relecture de son témoignage que sur le moment où Marle l’a dit et où il sonnait un peu faux. La façon dont toutes ses phrases s’agencent et se complètent si bien le dérange, parce que d’habitude les gens ne se rendent pas compte de l’importance de ce qu’ils disent.
Et là, il a l’impression que tout est fait exprès.
Rivage réfléchit en regardant les photos d’enfants et les gros blocs posés ici et là. Il entend le même bruit que Copperfield. Il essaie de trouver un point de vue sur la mer. Il quitte la zone du skatepark pour suivre un sentier terreux qui monte jusqu’au-dessus de la carrière.
C’est hyper beau, dit Rivage.
Il voit toute la mer à des kilomètres au loin, avec les vagues qui font le bruit qu’il entendait juste avant, et des petits bateaux aux voiles blanches qui font du surplace. Il y a aussi des îles avec des bancs de sable, mais il ne connaît pas leurs noms.
Certaines de ces îles servent d’illustrations aux cartes postales pour promouvoir le cadre de vie à Myriad Pro, qui est pourtant à l’opposé.
Rivage gueule à Copperfield en contrebas : on a une vue de malade d’ici.
Copperfield le rejoint par le même sentier et partage à 100 % son ressenti. En plus, le soleil est maintenant haut dans le ciel et la lumière se réfléchit dans l’eau. Rivage dit : c’est dans cette carrière que Ken a compris à quelle histoire il était mêlé.
Rivage sait que cette carrière est la face cachée de Ken. C’est une sorte de seconde maison inconnue. Mais il n’est pas tout seul dedans. Elle est habitée par plein d’autres personnes qu’il n’aurait jamais dû rencontrer. Rivage pense à un inconnu dans la nuit qui vient à la rencontre de Ken et lui fait face comme son double dans un miroir.
Cette nuit-là, vous pensez qu’il a voulu protéger Marle en la faisant fuir ? demande Copperfield.
Oui, d’une certaine façon, dit Rivage.
Ils se baladent tous les deux le long de la côte. Ils discutent de l’enquête ou de sujets plus communs comme les robots, le chien cosmonaute et les pubs pour le café. 2 minutes plus tard, ils tombent sur un corps inanimé qu’ils ne cherchaient pas.