21. Deux adolescents regardent certaines des photos
Deux adolescents regardent certaines des photos prises par Sam Delta. Je l’ai jamais vu ici, dit le premier. Moi non plus, dit l’autre. Ils les rendent à Rivage.
Rivage demande : mais le skatepark c’est bien ici, on est d’accord ?
Les deux adolescents regardent le skatepark autour d’eux. Ils font oui avec la tête pour confirmer. Vu la forme des structures aménagées sur la digue et le grand panneau SKATEPARK devant, ils ne voient pas pourquoi il pose cette question.
Rivage ne comprend pas. Il demande : donc il était là avant-hier, mais personne l’a vu ?
Les deux adolescents n’arrivent pas à deviner d’après son attitude s’il s’adresse à eux ou s’il parle tout seul. Ils s’esquivent en douce et rejoignent un groupe qui les attend dans la queue pour la baraque à frites.
Cette baraque à frites vend les frites les moins chères de Myriad Pro. La petite barquette coûte 1,50 $, et la grande 2,50 $. Toutes les sauces sont en libre-service. Les habitués savent que la grande barquette est plus avantageuse que la petite parce que le serveur a la main lourde pour les plus dépensiers. Il donne toujours les barquettes pleines par-dessous le comptoir en faisant un clin d’œil. C’est un vrai commerçant.
En 2009, un drame s’est produit sur la digue de Myriad Pro.
À cette époque, les commerces de snacks ouvraient toute la saison pour vendre des frites en hiver et des glaces en été. Il y avait dix commerces similaires sur la digue qui est longue d’environ 2 km. Il y avait aussi des boutiques de vêtements, trois bars et autant de restaurants, mais ils ne sont pas directement concernés par cette histoire.
Ces dix commerces s’étaient implantés à Myriad Pro en 2006, suite à un appel d’offres de la ville. Elle venait de terminer de gros travaux de rénovation de la digue et cherchait à la transformer en zone d’influence. Les loyers étaient très bas, et la clientèle en attente de bons snacks. Des hommes d’affaires de partout y ont vu un énorme potentiel financier.
En trois ans, l’influence financière de ces dix commerces a pris une telle ampleur que Myriad Pro a commencé à rivaliser avec Miami. Elle attirait des touristes du monde entier. Cette période est considérée comme le deuxième âge d’or de Myriad Pro, après le premier âge d’or qui remonte à 1986.
Le succès était tellement fort que le chiffre d’affaires des dix commerces a fini par dépasser le million de $ par an. Tous les propriétaires ont donc compris à peu près en même temps que chaque commerce de snacks en moins sur la digue augmenterait leurs revenus.
L’ambiance a changé.
Le plaisir commun du snack s’est transformé en guerre ouverte.
D’abord, il y a eu des menaces verbales. Ensuite, le Vanilla Lake et l’Electrodrome ont été incendiés. Et à la fin, les propriétaires des commerces ont ordonné à leurs employés de conquérir la digue par les armes.
Pendant deux semaines de l’été 2009, la digue de Myriad Pro est devenue une zone de conflit. Au total, il y a eu plus de quinze morts parmi les employés des commerces.
La police de Myriad Pro n’avait pas les moyens d’arrêter le conflit. C’est celle de Miami qui est intervenue pour le faire. Myriad Pro a été mise sous la tutelle de Miami le temps que les choses rentrent dans l’ordre, et de nouveaux arrêtés ont été pris pour assainir la situation des commerces de snacks de la digue. Une stèle a aussi été construite face à la mer pour rendre hommage aux victimes.
C’est un des événements qui ont transformé la réputation de Myriad Pro.
Même si aujourd’hui, l’ambiance est quand même redevenue plutôt bonne.
Copperfield est accroupi au fond d’un des spots du skatepark pour relever des indices. Il fait signe à Rivage de le rejoindre. Il lui montre des traces de sang sur le bitume, qui ont la forme d’animaux et de pays.
Les traces de sang sont un mauvais signe pour les victimes, mais un excellent outil pour l’enquête. Copperfield dit : c’est peut-être celui de Ken. Rivage regarde les adolescents qu’il a interrogés revenir sur la plage avec leurs barquettes de frites. Il dit : aucun d’entre eux n’a vu Ken dans les parages, ni son jumeau.
Deux visions de Ken s’opposent : celle de ses parents, qui disent qu’il venait ici tous les vendredis, et celle des adolescents du skatepark, qui disent ne l’avoir jamais vu.
Rivage est persuadé que les parents mentent. Et eux ne nous mentent pas ? demande Copperfield en visant les adolescents. Rivage réfléchit. Il dit qu’ils n’en ont pas l’air. Copperfield se demande comment Rivage arrive à savoir si les gens mentent juste en les regardant.
Il lui demande s’il ne vaudrait pas mieux abandonner la piste du jumeau pour se concentrer sur les indices qu’ils ont eux-mêmes prélevés. Entre le mot de passe, la couronne, le proviseur et ce sang, on a déjà largement de quoi faire, dit Copperfield.
Copperfield a peur qu’au bout d’un moment il y ait trop d’indices. Quand il y a trop d’indices, pense-t-il, on fait beaucoup plus d’erreurs.
Ouais OK, dit Rivage. Il espère que Sam Delta ne sera pas trop vexé qu’ils n’utilisent pas son travail.
Il propose à Copperfield de manger une glace pour se changer les idées. Dans la queue, personne ne se rend compte qu’il s’agit de l’inspecteur Rivage et de son assistant. Tout le monde a oublié qu’ils étaient dans le journal la veille. D’une certaine façon, presque tout le monde a déjà oublié qu’un meurtre a eu lieu.
La file avance vite, dit Rivage quand il ne reste plus que cinq personnes devant eux.
En même temps que les glaces, la serveuse leur donne à chacun une serviette en papier et deux coupons orange qui servent à obtenir une glace gratuite au bout de dix. Rivage trouve que l’idée est bonne, mais que le client est toujours perdant. Il jette le coupon et la serviette dans la première poubelle qu’il croise. Plus tard, quand les deux boules de sa glace fondent, il ne sait plus avec quoi s’essuyer les mains.
Entre-temps, d’autres policiers sont arrivés pour empêcher l’accès au skatepark avec du ruban de balisage, et le sang relevé dans les spots a été envoyé à la scientifique pour savoir à qui il appartient.
Le soleil se couche derrière tout le monde. Les adolescents ont remis leurs sweats. Ils regardent le skatepark en silence. Certains rentrent chez eux pour jouer à Super Smash Bros. Ultimate, et d’autres pour raconter à leurs parents que le skatepark est fermé.
Copperfield dit à Rivage qu’il ira dès le lendemain matin à l’Ultracheese. Il a une sorte de pressentiment à propos du lambris. Rivage dit : moi je vais rester au commissariat pour interroger le proviseur du collège.
Ils quittent le skatepark, qui reste là.