Rivage fait demi-tour vers Myriad Pro, et roule vers chez les parents de Ken. Il voudrait leur poser d’autres questions. Il pense qu’ils ne leur ont pas tout dit lors de leur premier entretien.

Il demande à Copperfield : alors, le fuyard t’a expliqué pourquoi il roulait aussi vite ?

Oui, dit Copperfield, en fait c’est un cascadeur qui tournait une pub pour du café. On a pris un verre à l’Ultracheese, il était super sympa. Rivage dit : c’est normal, les cascadeurs sont souvent super sympas. Ils savent que leur vie est remise en jeu à chaque nouvelle cascade, et ils ont pas le temps de se prendre la tête avec des conneries.

Copperfield note : je dois profiter de la vie comme un cascadeur.

Ils arrivent à destination et Rivage sonne à la porte d’entrée.

Le père leur ouvre. Il dit : vous tombez bien, suivez-moi. Rivage sent tout de suite une bonne odeur qui vient des frites en train de frire dans un bain d’huile. Le père les invite à manger avec eux et les installe à table, où la mère est déjà assise. Rivage et Copperfield ne se lassent jamais de manger des frites. Ils acceptent son invitation avec plaisir.

En fond, Sade chante qu’il y a un orage silencieux.

Le gradateur installé dans la maison permet de profiter d’une lumière tamisée réconfortante. Dans la notice du gradateur, c’est écrit que la domotique rapproche les humains de leurs émotions primordiales.

Rivage goûte une frite. Il éprouve une légère déception. Elles sont meilleures que celles de chez Typiquement authentique, mais pas non plus incroyables. Il sent que le père de Ken n’a pas mis autant de passion dans cette recette que dans celle dont ils ont eu un aperçu à midi. Quelque chose a changé, pense Rivage.

Le père a enfilé une chemise de couleur foncée qui cache sa blessure au bras. La mère a l’air d’avoir pris des cachets parce qu’elle ne pleure plus, mais elle ne mange pas non plus. Elle vit dans sa mémoire.

Copperfield sent lui aussi que l’atmosphère a changé.

Il apprécie l’effort du père d’avoir plongé les frites deux fois dans l’huile. Cette méthode de cuisson leur assure un séduisant croustillant de surface tout en préservant le moelleux intérieur. C’est de loin la meilleure façon de préparer des frites.

Tous les quatre parlent de choses et d’autres jusqu’à ce que Rivage change d’attitude. Il dit : j’ai besoin d’en savoir plus sur votre fils. Le père de Ken dit : vous savez déjà tout.

Rivage n’aime pas qu’on lui mente. Il devient beaucoup plus sombre. Il dit : arrêtez de jouer aux cons avec moi. Copperfield n’ose pas manger la frite qu’il a dans la bouche à cause de la tension. Les parents de Ken se regardent.

Rivage dit : je vous écoute.

La mère sort de sa torpeur et raconte tout un tas de nouvelles choses que ni elle ni son mari n’avaient mentionnées jusque-là. Par exemple : Ken était un fan de Minecraft ; depuis deux mois, il sortait avec une certaine Marle ; il retrouvait des amis vers 23 heures tous les vendredis au skatepark ; la Nintendo 64 était sa console préférée ; il dormait avec une veilleuse, et il avait des images de femmes aux seins nus cachées dans ses bandes dessinées.

C’est beaucoup d’infos d’un coup, mais au moins Rivage a des pistes à partir desquelles travailler.

Le père de Ken se lève et commence à débarrasser la table. Il ne pouvait pas prévoir que Rivage et Copperfield seraient d’aussi grands amateurs de frites, et il s’excuse de leur avoir servi de petites portions.

C’est le problème avec les frites, dit Copperfield, on sous-estime toujours leur pouvoir de gourmandise. Et en même temps, si on en fait trop et qu’il en reste, on ne sait jamais comment les réchauffer le lendemain.

On dirait que vous avez bien étudié la question, dit le père de Ken en enlevant son assiette. Copperfield ne sait pas comment prendre sa remarque. Sa timidité naturelle lui laisse penser qu’il a dit quelque chose de déplacé.

Un malaise s’installe.

La musique comble les blancs.

Sade chante que tout en haut le soleil brillera.

Rivage adore cette chanson.