Trouver le bon équilibre entre la vie de famille et le travail est une question complexe.

Dès que Steve a rejoint l’organisation de Tim, il a choisi de sacrifier sa relation avec Cliff au profit de sa vie pro. Les missions que Tim lui confiait allaient dans le sens de ses ambitions, mais il était très souvent absent et cette absence dégradait ses liens familiaux.

Steve pensait que son travail et sa famille étaient incompatibles. C’était son cerveau reptilien qui lui faisait croire que rendre heureux son fils tout en parvenant à ses fins était impossible.

À l’époque préhistorique, le cerveau reptilien permettait de boire, manger, dormir et repérer le danger. Mais de nos jours, il empêche surtout de sortir de sa zone de confort.

Maka a fait comprendre à Steve que le comportement de Cliff devenait de plus en plus étrange et que s’il ne surmontait pas l’influence néfaste de son cerveau reptilien leur famille pourrait ne plus exister.

Alors quand Steve a reçu l’appel de la principale de Sunnydale, il a activé son néocortex, la partie du cerveau qui sert à contrôler ses émotions et prendre des décisions, et il a fait un choix : valoriser Cliff au détriment de sa mission pour Tim.

Il s’est dit que c’était l’occasion parfaite pour aider son cerveau à évoluer.

Sauf que ce choix raisonnable pour le bien-être de leur famille s’est révélé désastreux pour sa mission, et l’équilibre qu’il espérait retrouver en valorisant Cliff, il l’a aussitôt perdu en manquant à ses devoirs professionnels.

La perte du sac a même créé un énorme bordel.

Steve doit donc retrouver le bon équilibre initial en réparant son erreur. D’une certaine façon, il doit sacrifier Cliff et Maka parce qu’il a décidé de les sauver trop tard.

Son Alfa Romeo avance sur la route en corniche qui part de Portobello et surplombe un morceau de l’océan Atlantique. À droite en contrebas des vagues viennent taper contre la falaise. De l’autre côté la falaise monte à la verticale.

Il roule avec Maka qui est sa femme mais aussi sa collègue.

Maka lui demande s’il a regardé les enregistrements des caméras. Steve dit : ils ont été supprimés. Et ceux qui participaient au rituel ? demande Maka. Tous morts, dit Steve. La falaise s’est effondrée. Leurs voitures sont encore sur le parking.

Maka mange jusqu’au sang la petite peau qui s’est décollée à côté de l’ongle de son pouce droit. Elle demande : on va où ?

Chez Pantone, dit Steve. C’est le seul qui peut nous aider.

Si Steve demande de l’aide à d’autres membres de l’organisation de Tim, il risque de les mettre en danger de mort. Parce que récupérer le sac et la couronne n’était pas une simple mission : c’était l’aboutissement d’une mission d’infiltration de plusieurs années.

L’Alfa Romeo se remplit de noir le temps de passer dans un tunnel.

Maka dit : j’espère qu’on a pas pris tous ces risques pour rien.

Elle regarde l’océan Atlantique.

L’eau bouge avec des mouvements bizarres. Les vagues se tordent et projettent plusieurs traits de mousse blanche qui dessinent les contours d’un visage qu’elle connaît.

Celui de Scott Pantone.

Scott Pantone est un type étrange. Il accepte les missions que personne d’autre ne veut faire, mais personne ne comprend pourquoi il les fait. L’argent ne l’intéresse pas. Il vit dans un pavillon dans la banlieue de Portobello et reste discret.

Il n’a pas d’ambition particulière.

Des fois des gens le croisent à des événements publics, ou assis sur le seul banc au bout de la pointe qui donne sur l’océan, ou au parc en train de prendre les fleurs en photo.
Il a l’air de penser à des trucs.

Il vit sa vie.

Hello hello, dit Pantone avec un grand sourire. Allez-y, entrez.

Steve et Maka le suivent jusque dans son salon.

Il s’assoit dans son canapé et les invite à faire pareil dans deux fauteuils face à lui. Steve pense : je ne m’habituerai jamais à cette déco. Il s’assoit et regarde autour de lui.

Chaque élément de la décoration a une teinte Pantone différente : la tapisserie est en Tangerine Tango, le carrelage en Aqua Sky et les meubles en Sand Dollar. Pantone porte un sweat à capuche en Blue Iris, un pantalon chino en Marsala et un tee-shirt à col rond en Island Paradise.

Steve a l’impression d’être dans la maison du diable, mais décorée par un enfant.

Pantone est en train de se vernir les ongles des orteils avec un flacon de Kiko Milano en Sunset Gold. Pour une pédicure parfaite, chaque orteil est écarté de son voisin grâce à un séparateur en siliconne de teinte Hot Pink. Ça vous dérange pas si je finis ? dit Pantone.

Non non, dit Steve, pas de souci.

Il regarde le pied sur lequel Pantone est concentré.

Pantone est vraiment très méticuleux. Il répète toujours les mêmes gestes : son pinceau passe d’abord sur le milieu de l’ongle, glisse doucement sur le côté gauche, puis Pantone trempe une seconde fois le pinceau dans le flacon, et à la fin il le passe sur le côté droit de l’ongle.

L’ongle est verni en quatre mouvements sans aucun trou ni aucune tache sur la peau.

Je suis vraiment content que vous soyez venus, dit Pantone. J’aime bien quand vous venez me voir. Tout va bien avec Cliff ? Il faudrait qu’on fasse un truc un jour ensemble tous les quatre. Un tennis, ou aller au Space Laser. Je sais que Cliff adore le Space Laser.

Steve et Maka se regardent. Steve bouge beaucoup ses mains. Des fois il fait craquer ses doigts mais ce sont de microcraquements inaudibles et sans dommage pour les articulations.

Il dit : en fait, on aurait besoin de ton aide. J’ai perdu un sac, et je n’arrive pas à le retrouver.

Pantone est déçu que Maka et Steve soient venus pour lui demander un service et pas juste pour qu’il passent du temps ensemble. Il change de ton.

Un sac, dit Pantone.

Oui, dit Steve, c’est ça.

Donc vous avez besoin de moi pour retrouver un sac, dit Pantone qui regarde toujours son pied. Il en est à l’orteil du milieu. Il dit : c’est marrant.

Pardon ? dit Steve.

Pantone lève la tête d’un coup et le fixe droit dans les yeux. Il dit : non je dis c’est marrant que vous ayez besoin de moi juste pour un sac. Je vous ai pas vus depuis plus de six mois et la première fois que vous pensez à moi c’est pour me demander de retrouver votre sac.

Il dit : Tim peut pas vous aider ?

Steve se sent très mal à l’aise parce qu’il a peur de rendre la situation encore plus complexe qu’elle n’est déjà. Il se lève comme pour partir mais Maka lui fait un geste de la main qui l’oblige à rester. Pantone sent que leurs auras se dispersent. Il finit son pied droit, pose son pinceau dans le flacon et demande : il y a quoi dans ce sac ?

C’est confidentiel, dit Steve, je ne peux pas te le dire.

Ah bon, dit Pantone. Il se sert de sa main comme d’un éventail pour faire sécher le vernis plus vite. Il se redresse dans le canapé et récapitule : Steve et Maka veulent qu’il retrouve un sac. Ils ne veulent pas lui dire ce qu’il y a dedans. Et ils ont l’air d’avoir peur d’une menace inconnue.

Aucune de ces raisons n’est assez bonne pour que Pantone accepte la mission.

Mais personne ne comprend comment Pantone fonctionne.

Il enlève le séparateur en silicone et ses orteils retrouvent leur position initiale. Il range tout son matériel dans une petite trousse en tissu et débarrasse la table basse. Steve et Maka le suivent des yeux tout le temps qu’il bouge. Il ouvre son frigo et se sert un verre d’une eau trop bleue pour être 100 % naturelle.

Après avoir bu il fait le bruit habituel de quelqu’un qui s’est désaltéré.

Il se rassoit au fond du canapé et croise les bras derrière sa tête.

Il dit : OK, c’est d’accord.

Juste au-dessus de lui il y a un puzzle encadré de 1 500 pièces avec un tricératops qui embroche un tyrannosaure au niveau du ventre. La gueule ouverte du tyrannosaure est levée vers le ciel. Derrière il y a des palmiers, la jungle et le sommet d’un volcan.

C’est un beau puzzle.