42. Davenport dans le viseur (2)
Trish s’approche du trou dans le parapet.
Elle crie le nom de Cid.
Il n’a pas eu le temps de sauter.
Elle regarde la remorque s’enfoncer dans l’eau jusqu’à ce que des remous se forment. Après les remous l’eau retrouve son calme habituel. Cette partie de l’océan Atlantique ne bouge presque pas.
L’eau cache toutes les choses mortes qui tombent.
Casca et Upamecano font face à la Mercedes immobile au milieu du pont.
Davenport chante les paroles de Love Talkin’. Il chante qu’il faut faire de son mieux pour être honnête et pour ouvrir son cœur.
La mission est beaucoup plus facile qu’il le pensait.
Il va bientôt pouvoir retourner danser avec les gars de la douane.
Il prend un autre CD vierge dans le vide-poches et vise Upamecano. Il voit dans le métal de son armure des vibrations impossibles à entendre qui entrent en résonance les unes avec les autres. L’armure se transforme en carcasse vide si ces vibrations disparaissent.
Plus personne n’y fait attention, mais il y a des ultrasons et des infrasons dans tous les objets.
Les chats, les chiens, les chauves-souris et les dauphins les entendent très bien. Des fois ils font comme s’ils regardaient dans le vide, mais en fait ils observent les sons. Dans les murs, les plafonds, les chaises, les tapis, les radiateurs.
Ils voient la vie des choses.
Le silence, c’est la mort.
Davenport dit : Boombox, Shush.
Casca perçoit l’aura du rayon de Davenport au moment où il quitte le CD. Elle ne ressemble à aucune autre : elle est pleine de minuscules notes de musique qui tournoient comme des électrons dans un tube de couleur grise.
Casca se jette sur Upamecano pour le protéger du tir.
Mais elle prend sa place sur la trajectoire.
Le rayon la touche en plein cœur.
Aussitôt les battements disparaissent, puis le flux du sang dans ses veines, les courants électriques dans son cerveau, le souffle hors de sa bouche.
Upamecano prend son corps inerte sur son épaule et se met à courir en direction de Trish, qui a tout vu mais ne sait pas comment réagir. Il la prend sous son bras gauche et continue de courir le plus loin possible de la Mercedes.
Il sent le froid du corps de Casca qui fait sur les plaques de son armure comme un glaçon contre les parois de la bouche.
Davenport prend un autre CD et vise Upamecano qui court. Il chante que l’éclat du soleil est divin et qu’il l’emporte tout doucement vers la mélancolie.
Et il tire.
Trish crie : Upa, attention.
Le rayon atteint Upamecano à l’arrière de son plastron.
L’aura éveillée de Davenport s’appelle Boombox. Elle lui permet de capturer les sons sur des CD-R vierges. Il peut aussi les enregistrer sur des CD déjà gravés, mais dans ce cas les nouveaux sons écrasent les précédents. Comme il est du genre collectionneur, il préfère avoir un CD pour chaque chose.
Son aura se répand à travers le métal de l’armure et engloutit tous les ultrasons. Les pièces tombent au même moment avec fracas sur le bitume. Casca et Trish sont projetées au sol et roulent sur elles-mêmes.
Trish regarde le corps de Casca et les pièces de l’armure d’Upamecano juste devant ses yeux.
Sa rage monte.
Elle a peut-être toujours eu des commentaires moyens et des notes passables, mais il y a un truc qu’elle a toujours très bien su faire : improviser. Comme le jour où elle a suivi Casca et Upamecano dans cette aventure, et comme le jour où elle a affronté Jill Valentine.
Elle se relève.
Elle ferme les yeux et cherche dans sa mémoire un film qui pourra lui servir. C’est ce qui l’a sauvée dans la station-service : le poing de Béatrix Kiddo. Elle a besoin d’une autre héroïne qui lui donne la force et les idées pour se sortir de cette situation et protéger ses amies.
La couronne vibre dans le sac à dos de Casca.
Plus la couronne vibre et plus la vision de Trish se déforme : les impressions lumineuses classiques que sa rétine reçoit sont recouvertes des mêmes lignes de balayage que sur un écran cathodique.
La résolution a baissé.
L’aura de Trish s’est éveillée.
Elle dit : Videodrome, Matrix.
Elle se relève et fait rempart contre la Mercedes.
Dans sa tête c’est comme au sommet de l’immeuble où Neo et Trinity se battent contre l’agent Smith et des dizaines de soldats. Neo c’est Casca, l’agent Smith c’est Davenport, et elle c’est Trinity.
Quand il n’y a plus d’espoir et que Neo est prêt à mourir, Trinity le sauve.
Trish prend sa posture d’attaque : les deux jambes écartées de la largeur des épaules, le buste de face et la tête de profil, un bras relâché le long du corps, et l’autre tendu vers la cible.
Un 9 mm apparaît dans sa main droite.
C’est comme si elle avait la tête de Davenport au bout du canon.
Elle dit : esquive celle-là.